FRANKÉTIENNE (1936-2025) /2

PRÉSENCES DE FRANKÉTIENNE

Dossier numérique de l’Institut du Tout-Monde, par Loïc Céry

DOSSIER EN 2 PARTIES : LA LÉGENDE DES JOURS /// LA SPIRALE DE L’ŒUVRE

DEUXIÈME PARTIE : LA SPIRALE DE L’ŒUVRE

Littérature, peinture : les courbures de la spirale

Il serait à la fois illégitime et impropre de scinder l’œuvre plurielle de Frankétienne, qui déploie un même geste créatif, un même souffle en différents modes d’expression, explorant et repoussant les limites de chacun d’entre eux. En littérature, les écrits de Frankétienne sont reliés par le ciment primordial de la poésie, quels que soient les genres pratiqués, du roman au théâtre. Frankétienne est « fondamentalement poète » comme il le dit lui-même, trouvant dans les différents genres à la fois une transversalité et une diversité d’expressions du souffle poétique. Les modèles : Lautréamont, mais aussi Rimbaud et Baudelaire. Encore une fois, il est impossible de synthétiser cette œuvre qui d’ailleurs est toujours en cours. Quelques repères néanmoins :

Mûr à crever, publié en 1968 est, indirectement, une dénonciation de la dictature duvaliériste. Frankétienne résiste à toutes les pressions des macoutes, qui se multiplieront quand l’écrivain adoptera l’expression théâtrale. Le roman ne manque pas de dénoncer la dictature, immense danger pour un écrivain qui vit en Haïti même sous François Duvalier. Il est alors surveillé de près, soumis à des menaces incessantes auxquelles il résiste pourtant. La parution du roman vaut également à Frankétienne la mise à l’index du parti communiste haïtien auquel il avait adhéré en 1963.

Son secrétaire général, Roger Mercier (qui s’avère finalement un suppôt du régime), juge le roman « comme une œuvre subversive, provocante et inacceptable », selon les mots de Frankétienne. Il démissionne du parti avec fracas, préférant la liberté de la création à la discipline militante.

C’est en 1972 que l’écrivain devient Frankétienne, au moment de la parution d’Ultravocal. Le roman (où on pourrait voir l’empreinte de James Joyce) mêle à une fresque non linéaire de la situation tragique du peuple, une vaste subversion de la langue française. « Pour moi, Ultravocal est l’affirmation de l’écriture comme un acte d’engagement à la fois esthétique et idéologique. » Le roman est d’inspiration ouvertement spiraliste, sorte de grand laboratoire d’expérimentation de cette contestation de la narrativité, et d’exploration des voies éclatées d’une écriture entièrement reformulée.

En 1975, Dézafi est un événement en soi, puisqu’il s’agit du premier roman écrit entièrement en langue créole.  Il ne s’agit pas pour Frankétienne d’un geste revendicatif ou illustratif du créole : pour lui il s’agit d’une pulsion d’écriture apportée au roman. Écriture difficile comme en témoigne l’écrivain, ce qui pour lui atteste de la profondeur de l’aliénation culturelle. C’est après avoir brûlé deux textes écrits en français qu’il se met à l’écriture fulgurante de Dézafi.

Le roman prédit l’effondrement de la dictature et renforce donc la position en porte-à-faux de Frankétienne dans ces années-là en Haïti. Plus que narration (la structure du roman est assez complexe), l’ouvrage emprunte au motif de la zombification, à l’univers des combats de coqs et bien sûr du vaudou.

C’est peut-être avec le massif de L’Oiseau schizophone que l’on peut prendre acte de l’incroyable torrent poétique qui déferle dans l’œuvre de Frankétienne. Publié dans sa première version en 1993 puis prolongé en huit volumes de 1995 à 1998, cette œuvre déploie à elle seule une démesure de la poésie qui sans doute est unique dans la littérature caribéenne.

Oui, Frankétienne est un fleuve poétique, et L’Oiseau schizophone témoigne avec un éclat certainement inégalable ce qu’Ultravocal explorait déjà en 1972, de cette immersion du verbe dans la poésie.

Théâtre

Après Troufoban en 1977, Pèlin-Tèt (1978) rencontre un succès colossal, qui conduit le pouvoir à accentuer ses pressions et la censure contre l’écrivain, le succès populaire de ses pièces présentant un réel danger pour la dictature. C’est à partir de cette pièce qui représente un tournant, que l’auteur constate l’audience populaire que lui confère le genre dramatique. Suivront Bobomasouri en 1984, Kaselezo en 1985, Totolomanwèl en 1987, Kalibofobo en 1988, Foukifoura en 2000, Melovivi ou le piège en 2010. Un théâtre de l’absurde (trace de Beckett), mais aussi de l’avalanche du verbe poétique incarné par des personnages souvent en proie au malaise existentiel.

Peinture

La production picturale commence dès les débuts littéraires, car Frankétienne reconnaît la peinture comme une continuation de l’écriture. La production est pléthorique et est principalement d’inspiration abstraite dans un premier temps, avec quelques incursions progressives vers le figuratif.

La peinture de Frankétiene semble être également empreinte de la spirale, comme l’est sa littérature : elle témoigne de l’emmêlement des choses, d’un univers en proie au chaos et à la résonance des éléments entre eux.

Visions spiralantes et présences spiralées

Si vous consultez la moindre notice biographique ou la moindre approche de l’œuvre de Frankétienne, vous tomberez sur ce fait, qu’il est le créateur avec René Philoctète et Jean-Claude Fignolé, de la théorie et du mouvement dit du spiralisme. Frankétienne précise à propos du spiralisme qu’il a exploité là essentiellement un concept scientifique. Pour lui, il s’agit d’un dépassement de la dialectique, la spirale étant la structure fondamentale de tous les phénomènes vitaux, sur laquelle est fondée cette théorie de l’enchevêtrement de toutes choses, du désordre et du chaos. La création, dans cet ordre de pensée, doit refléter ce chaos qui est l’expression même de la vie, sans se soucier des traditionnels ordonnancements. On retrouve là une grande parenté avec Glissant, et sa définition du tourbillon et même de la Relation et du « chaos-monde ». Reconnaissons d’ailleurs que la pensée de Frankétienne doit beaucoup à celle de Glissant, sans inféoder l’une par rapport à l’autre, ce qui serait une pure idiotie.

À propos du chaos, Frankétienne déclare : « Pourquoi avoir peur du chaos ? Toute vie est chaotique. L’Univers est chaotique. Mais, il s’agit d’un chaos fonctionnel dont les structures fondamentales en perpétuel mouvement nous échappent à cause de nos déficits intellectuels, mentaux, organiques, biologiques, psychiques et spirituels. Le chaos c’est la vie, dans son infinie diversité combinatoire exponentielle. Seule la mort n’est pas chaotique parce qu’elle est plate, monotone, uniforme, insipide et sans relief ni densité. » Et précisément, la structure essentielle de cette « diversité combinatoire exponentielle » de la vie et du chaos, c’est cela, la spirale. Sous son modèle, l’écriture rejoint le chaos en déroutant la narrativité linéaire, et la pensée déborde des cadres conventionnels.

Entretien avec Frankétienne par Thomas Spear, site « Île en île »
Les images sont d’une extraordinaire médiocrité, mais les déclarations de Frankétienne sur son œuvre, ses influences, sa peinture et l’insularité sont importantes. Filmé à Delmas, le 13 janvier 2009.

« La spirale ne peut pas être définie comme un système d’écriture conditionné par des critères rigoureusement établis. L’esthétique de la spirale implique l’imprévisibilité, l’inattendu, l’ambiguïté, les extrapolations, le hasard, les structures chaotiques, la dimension nocturne à la limite de l’opacité et le parcours labyrinthique. La spirale est un approfondissment de la dialectique, à travers un dépassement de la pseudo-différence entre la matière et l’esprit, qui se rejoignent, s’interpénètrent et se confondent dans la mise en forme de l’énergie sous des aspetcs infiniment variés. La spirale représente paradoxalement l’œuvre à la fois globale et éclatée, totale et fragmentée, ouverte et vertigineuse. »

Tout est dit ici (Frankétienne, anthologie secrèteop. cit.). Mais ce qui caractérise Frankétienne, c’est qu’il est avant tout un créateur, et qui a donc exploré et expérimenté sa notion de spiralisme dans son œuvre elle-même. N’attendez pas de lui un « traité du spiralisme » ou autre réflexion édifiante, car l’homme déteste les -ismes et les pensées instituées en scléroses philosophiques. Alors pour comprendre réellement ce qu’est le spiralisme, il faut aller dans l’œuvre, emprunter le souffle d’Ultravocal et les vertiges de L’Oiseau shizophone : il faut faire le trajet de cet éclatement des formes qui vise la restitution du chaos et de l’éminente interdépendance des éléments de la vie et de l’univers.

On ne s’étonnera pas que face à ces visions spiralantes du monde et à ces déferlements généreux de l’œuvre, le rayonnement de Frankétienne dessine à son tour en quelque façon ce je nommerais des « présences spiralées », en cela qu’outre les études critiques qui se sont multipliées à vue d’œil (en France, dans les pays francophones et aux États-Unis), Frankétienne est aussi devenu la source d’une grande influence sur les littératures caraïbes, en des extensions et des manifestations toujours réinventées, spirales elles-mêmes d’une puissance où l’œuvre, en sa présence tangible, devient un modèle, une référence, un moule ou une corne d’abondance.

C’est ce que par excellence ont su exprimer Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant en 1991 dans Lettres créoles. Tracées antillaises et continentales de la littérature, 1635-1975 (Paris, Hatier, 1991), qui contient des pages où transparaît une admiration et un respect pour l’auteur du premier roman créole, pages dans lesquelles se lit une empreinte autant qu’une référence (Chamoiseau reviendra sur l’importance de Frankétienne dans Écrire en pays dominé, en 1997) :

« Frankétienne ne s’est jamais commis avec aucun des deux régimes duvaliéristes et a toujours refusé la tentation de l’exil qui a happé tant de brillants écrivains haïtiens tels que Jacques-Stephen Alexis, René Depestre ou Jean Métellus. Il s’était même interdit de voyager à l’extérieur d’Haïti à l’époque de la dictature, de peur qu’on ne lui interdise de rentrer au pays. Il n’a quitté l’univers haïtien que la cinquantaine passée pour un bref séjour au Canada, et l’on demeure stupéfait devant la puissance d’un auteur qui n’a jamais été confronté à un autre monde que le sien et qui n’a jamais pu l’observer du dehors, sans pour autant sombrer dans le régionalisme plat. Après un court passage au ministère de la Culture dans le premier gouvernement démocratique de l’après-Duvalier, Frankétienne est retourné à ses livres, à ses tableaux et à son école, habité à nouveau par cette fièvre de créer qui en fait sans conteste le plus grand écrivain créolophone de notre siècle.

Visite à Frankétienne

Au quartier Bel-Air, au beau mitan de Port-au-Prince, des grappes humaines habitées d’un improbable affairement déambulent sans discontinuer, occupant les moignons de trottoirs, les seuils et les galeries des magasins et même la chaussée où se faufilent des « taptap », camionnettes-taxis violemment colorées, elles aussi surchargées par la marée humaine.

Impression plus asiatique que caribéenne au premier regard. Détresse mise à blanchir au soleil, mendicité, maladies déformant les corps et éteignant les rêves, tout autant que sentiment de l’inaltérable puissance de l’espèce. C’est ici que Frankétienne a choisi de fonder son école, loin des quartiers rutilants et certainement plus rémunérateurs de Pétionville et de Kenscoff. L’homme surprend lui aussi : on s’attend à rencontrer un « beau Nègre », on tombe sur un chabin (métis de noir et de blanc dont le phénotype ne résulte pas d’une fusion des traits caucasiens et négroïdes comme chez le mulâtre mais, le plus souvent, d’une juxtaposition de ceux-ci), un chabin costaud aux yeux bleus, volontiers volubile et rieur. Il se dit fils d’une Négresse et d’un étranger blanc « de passage », n’en tirant ni honte ni fierté. Opposant aux dictateurs Duvalier père et fils, il n’a jamais été arrêté tant le soutien populaire dont il dispose est immense et sa renommée internationale bien établie. Frankétienne étonne par son ouverture d’esprit et sa disponibilité à écouter aussi bien le parent d’élève désargenté que l’intellectuel ou le journaliste non haïtien qui, à force d’opiniâtreté, à réussi à la rencontrer. Vivant dans le « maquis » de son peuple, Frankétienne ne recherche ni ne refuse la contact avec les étrangers, simplement est-il trop occupé à enseigner (en créole et en français), à écrire, à monter des pièces de théâtre et à peindre. Sa maison du quartier Delmas flamboie des immenses toiles mi-naïves mi-surréalistes où dominent le rouge et le jaune, qu’il peint à mesure qu’il compose ses textes littéraires. Son écriture poétique, romanesque ou théâtrale est un torrent, une « avalasse » comme on dit ici, qui charroie des métaphores nourries du vaudou, des enrageaisons céliniennes devant le sort fait à son peuple, le premier à avoir fondé une République noire, des plages de tendresse occupées à ce que son compatriote René Depestre appelle les « femmes-jardin ». Chacune de ses œuvres est une invocation secrète aux lois du panthéon vaudou, à Ajda-Wédoh qui fait surgir l’arc-en-ciel, à Erzilie-aux-yeux-verts ou Baron-Samedi, gardien ders cimetières. Chacun de ses textes est une descente dans les cercles de l’enfer de Dante. Frankétienne creuse au plus magmatique du langage ; et puisque son peuple ne sait pas encore lire, puisque sa langue maternelle, le créole, est encore dans les limbes de l’écriture, il gravera ses mots sur des disques et des cassettes, avec sa propre voix, enjambant du même coup la galaxie Gutenberg pour aller tout droit à la plus extrême modernité. Frankétienne a précédé d’au moins deux décennies l’actuelle mode auro-étasunienne des livres-cassettes, cela avec un succès grandissant. »

Et comme pour sceller cette empreinte, cette inconteslable présence de Frankétienne dans les imaginaire créateurs de la Caraïbe (précisons encore néanmoins que l’ampleur de l’œuvre dépasse très largement cette seule sphère), l’écrivain s’est vu déscerner en 2002 le Prix Carbet de la Caraïbe, pour H’Éros chimères. Voici la déclaration du jury :

« Ouvrage baroque, en même temps pléthorique et éclaté.

Le Prix Carbet de la Caraïbe eest attribué pour l’année 2002 à H’Éros chimères dont le titre résume de manière profonde et provocatrice, à la fois les horreurs qui de partout bornent nos horizons et les tourments et les fantasmes qui peuplent l’imaginaire des humanités contemporaines.

Éros Chimères, Hiroshima, Éros et Chimères !

Les ajouts manuscrits soulignent l’impression d’un ouvrage en train de se contruire étalant l’angoisse d’un livre toujours ouvert.

Ce texte marque l’aboutissement d’une œuvre poétique et picturale qui témoigne de l’originalité d’un artiste haïtien qui a survécu dans des conditions difficiles et dont l’ouvrage représente le triomphe d’une sensibilité rebelle.

L’ordonnance fragmentée et imprévisible de l’ouvrage laisse à chacun la liberté de choisir de son propre parcours de lecture.

La profusion des mots et la mixité des tons, des styles et des genres entre le sérieux, le tragique, l’illusoire, la dérision et l’ironie donnent lieu à de véritables fulgurances : paroles, exorcismes et journal « de chair et de langage » sur fond de vertige, d’érotisme et de mal-être.

Ce livre exprime avec une force rare l’angoisse, la révolte et la fureur de vivre qui ont marqué toute l’œuvre de Frankétienne.

L’esthétique du chaos en travail dans cette œuvre s’accorde aux poétiques graphiques de nos jeunesses de la Caraïbe et ouvre le champ de nos interrogations collectives et de nos identités plurielles. »

Et puis en 2017, Frankétienne publie La marquise sort à cinq heures, œuvre ultime, à propos de laquelle il se confiait au micro de Dangelo Néard dans son émission « Des livres et vous », sur Radio Télévision Caraïbes (ci-dessous). Il serait pour le moins insensé de penser à toute forme d’épilogue ou de conclusion au regard d’une œuvre caractérisée par la figure et l’idéal de la spirale. Alors il vaudrait mieux accueillir cet ultime fleuron comme la continuité du geste initial de Frankétienne, celui de la liberté inaliénable qu’il avait toujours manifestée dans l’acte d’écriture. Et c’est peut-être en écoutant cet entretien autour de ce dernier ouvrage, qu’on réalise combien jusqu’au bout, Frankétienne aura manifesté une ampleur de préoccupations qui permet elle-même d’envisager l’ampleur de son œuvre : parlant ici aussi bien de la place de le femme dans l’histoire et les civilisations, de spiritualité (un aspect très prononcé dans sa dernière période), d’astrophysique, d’esthétique, de philosophie politique, cet homme manifestait encore et jusqu’au bout de sa réflexion, cette ampleur de curiosités qui, je crois, différencie un écrivain ordinaire d’un créateur fondamental (et qui fonde la définition même de la culture). Chez ce dernier, très loin des faux-semblants que nous nous sommes habitués à nommer littérature (ce jeu de dupes pour esprits acclimatés où voguent les faussaires de tous ordres et les médiocres ontologiques), le livre est un vecteur, celui d’une quête insatiable où l’espace d’une vie ne suffit qu’à poser les justes questions. Ainsi fut Frankétienne, homme de quête et d’ultra-conscience, écrivain de génie et Caribéen universel, diseur des mondes et scribe des vertiges existentiels.