

Cette conférence s’appuie en partie sur le propos des deux volumes de l’étude critique de Loïc Céry, Édouard Glissant, une traversée de l’esclavage (Éditions de l’Institut du Tout-Monde, 2020).



Dans Le Discours antillais, Édouard Glissant définit en 1981 l’expérience coloniale menée aux Amériques comme un tout englobant, qui rappelle que les sociétés qui en sont issues proviennent de ce que Marcel Mauss nommera un « fait social total ». Vécue comme un continuum sociologique, la théorie de l’aliénation telle qu’elle est formulée autant par Fanon que Glissant désigne à ce titre un ensemble de phénomènes touchant dans différents domaines le sentiment d’une dépossession multifatorielle : perte du temps historique, errance identitaire, entrave du collectif, pour ne citer que quelques aspects connus de ce qu’on a nommé névrose.
Dans cet ensemble, la non-appartenance (au destin collectif, à la terre, au milieu géographique élargi) est aussi une non appartenance au sens de la propriété. S’il est aujourd’hui commun d’évoquer dans ce contexte de dénuement, l’exception du « jardin créole » comme lieu d’une individuation autant que d’une résistance, c’est peut-être aussi d’avoir passé par pertes et profits l’ampleur de la distance de soi à soi que dit la non possession. Dans ce cadre, la relation à l’objet est redevable d’un malaise mais aussi des stratégies multiples d’une réappropriation symbolique de l’entour.
Dans son œuvre littéraire, Édouard Glissant a représenté ce qui ne peut pas se dire dans l’œuvre conceptuelle, les gestes d’élection et de rejet de ce qui, dans la sphère symbolique, reconstruit le sacré, l’identité et le maudit. Pour en prendre la mesure, il faut s’éloigner de ce qu’on croit à tort résumer cette œuvre – son enveloppe notionnelle qu’on simplifie outrageusement elle-même. Il faut relire Glissant en alerte d’une radiographie attentive de la psychologie du colonisé, à l’instar du portrait qu’en avait fait Albert Memmi en 1957.
